Dépouilles

Une amie m’a demandé récemment ce qui m’avait amené à peindre des dépouilles d’animaux. Mon premier réflexe a été de penser “tiens, quelle drôle de question ?” comme si cette série allait de soi pour tout le monde et que le sujet ne susciterait aucune réflexion particulière.
Bien embarrassé dans un premier temps pour satisfaire en quelques mots sa curiosité, je me suis plongé plus intensément sur mon premier ressenti pour en rechercher une “justification intelligible”. Et finalement le questionnement bien innocent de cette amie me donne l’occasion de m’en expliquer.

Il est vrai que le choix d’un sujet, qui produira dans le temps une image sur un support, ne nait jamais du vide, ni de l’absence de toute matière, qu’elle soit visuelle, intellectuelle, sensible, liée à n’importe lequel de nos sens. La peinture est souvent le “réaménagement” de formes, de couleurs, de sensations dans un certain ordre pour donner une lecture de son propre monde intérieur. Et l’exposition du résultat pour une lecture publique est somme toute une contribution à la philanthropie. Cette participation même modeste n’est pas à désavouer pour autant.

Je me suis toujours interrogé (au cours de mes nombreuses promenades, en forêt ou en campagne), du peu de cadavres ou de traces que les animaux laissent lorsqu’ils meurent. Bien sûr, chacun aura un jour sur un chemin aperçu une touffe de plumes éparses, arrachées à un pigeon par quelque buse vorace. Mais que deviennent les renards, les sangliers, les chevreuils et autres cerfs en fin de vie. Des milliers de bêtes meurent chaque jour autour de nos cités. Les animaux se cachent t’ils pour mourir ? Cerfs, chevreuils sont nombreux dans nos régions. Ces mammifères perdent leurs bois chaque année. Combien de ramures, de bois pouvez-vous vous étonner d’avoir trouvés ? Et ne me dites pas que les prédateurs sont suffisamment nombreux pour éliminer toutes les charognes. La rareté cadavérique sur le terrain est en même temps une découverte émotionnelle et un questionnement immédiat sur les raisons de la mort de l’animal en présence. 


Ces dépouilles ont été découvertes pour la plupart sur des chemins, en bordure de cultures. Empoisonnement, blessures et abandons par un chasseur…Des pierres ont été projetées avec force sur le lapin de garenne comme si sa mort n’était pas suffisante. Quel plaisir peut ressentir celui qui s’acharne ainsi sur un animal mort. Contrairement à la chasse à courre (où l’animal est poussé à bout, poursuivi par une meute de chiens forcenés), le cerf ci-après, a été abattu d’une balle et sa mort a été presque instantanée. Quelle que soit la cause du décès, le passage de la vie à trépas d’un animal provoque en moi un grand vide, un regret suivi d’une grande tristesse. En me penchant sur mes documents, en les travaillant sous forme de peintures, j’ai le sentiment de redonner vie à des êtres dont notre société ignore ou méprise souvent l’existence. C’est aussi une manière d’évacuer une culpabilité, de responsabilité envers ces animaux, et de tenter par l’image une approche empathique avec eux. 

Le mystère de la mort est une des composantes de la vie et nous ne pouvons pas oublier que l’homme des premiers âges continue pour une bonne part de survivre en nous. Les peintures rupestres sont elles l’expression d’un simple plaisir pour l’art ? Les premiers hommes, en représentant les animaux, leur chasse, leur mort n’ont t’ils pas tenté d’entrer en contact par une activité chamanique, avec cette vie animale qui accompagnait leur quotidien ? Ont-ils essayé par les signes et la couleur de symboliser la réussite de la chasse et la supériorité de l’homme sur l’animal et invoqué des dieux pour les protéger de la blessure. En procédant à des rites, qu’ils soient religieux, païens, en adoptant certaines croyances ou pensées dans notre quotidien, en idolâtrant certains êtres, ne sommes nous pas à la limite de l’homme anxieux face à cette inconnue qu’est la mort ?

Il existe des artistes qui vouent leur talent à représenter les animaux vivants. On les définit comme “peintres animaliers”. Titre honorable qui sanctifie la vie. Lorsque des artistes consacrent une part de leurs réalisations à l’univers de la “camarde”, on a vite fait de les qualifier d’artistes “maudits ou “de morbides”. La représentation picturale de cadavres humains ou d’animaux les place dans une sphère particulièrement critique. Pourtant, depuis les antiques, la “vanité” constituent une représentation allégorique de la mort humaine et la nature morte n’en est que sa petite jumelle.

Le cadavre humain a longtemps servi de modèle aux plus grands peintres. Il faut mentionner la leçon d’anatomie de Rembrandt, les écorchés de Léonard de Vinci, les études de membres de Géricault pour le radeau de la Méduse, le toréro encorné d’Édouard Manet, les quartiers de viande de Soutine…L’histoire de l’art rapporte une grande abondance d’œuvres représentant gibier, poissons et autres bestioles exotiques apathiques. Et nombreux sont les artistes qui se sont essayés à ce genre depuis des siècles. On peut citer Chardin, encore Géricault, Goya etc…

Ces natures mortes en atelier sont dans leur grande majorité “arrangées”, c’est à dire composées. Chaque sujet, chaque objet est placé avec minutie dans une mise en scène très étudiée selon des règles de composition et en organisant le jeu de l’ombre et de la lumière. L’aspect accidentel, fortuit n’existe pas. 

En travaillant à partir de mes photos prises sur le vif, selon les conditions atmosphériques rencontrées, la mise en scène est inexistante. La prise de vue est un document “brut, neutre, sans effet et sans affect” à partir duquel j’essaie d’apporter une esthétique picturale. En ce sens, ma démarche s’éloigne de la nature morte exécutée en atelier avec le sujet réel comme objet d’observation.

Dans notre société occidentale, la mort est occultée d’une manière consensuelle. Elle devient un phénomène de rejet car son image choque, dérange. Plus personne ne visite les cimetières. Et les cortèges accompagnant le défunt jusqu’à sa tombe se font désormais dans une rapide course en voiture. Pourtant par un jeu subtil de miroirs, la mort inonde paradoxalement les écrans, les films, les jeux vidéos. Ces images pour la plupart vécues comme des fictions n’apparaissent plus que comme des artefacts de la réalité. L’image d’un cadavre d’animal émergeant au milieu d’allégories de la bienséance choque. Ça serait un bienfait s’il éveillait quelques consciences et questionnements.

À l’heure où, à chaque minute notre “humanité” voit (ou fait) disparaître son environnement écologique, où les espèces animales sont malmenées alors qu’elles font partie intégrante de notre “généalogie”, mon propos tant visuel que littéraire, n’est pas de faire l’apologie de la mort ni celle d’un plaisir morbide. La mort n’est ni souhaitable, ni enviable et en aucun cas elle ne peut être belle. Elle “EST”. Elle possède une esthétique qui me touche par sa simplicité, son silence et la réflexion qu’elle génère intérieurement.
Traduire par la ligne, la couleur, sans emphase, sans excès, mais dans toute sa force la mort de ces bêtes est le challenge que je m’étais fixé, car il fallait au delà de l’image que je leur accorde une dernière célébration. 
Et votre regard face à ces images, loin de toute indifférence, qu’il soit attristé, choqué ou mal à l’aise est une belle contribution à la vie.

 

 

16 réflexions sur « Dépouilles »

  1. Merci Cathy de ce long récit personnel. Il faut considérer ma démarche comme celle d’un photo reporter qui ramène des images d’une situation ou d’un endroit peu connu ou occulté. Il amène à voir ce qui est ignoré ou minimisé. Cela ne veut pas dire qu’il en apprécie les faits, mais son devoir est de témoigner à sa façon, avec les moyens qu’il possède.

  2. Oui Philippe, des animaux morts on en trouve un peu. Mais autant ils se cachent de nous dans leur vie, autant ils le font aussi dans leur mort. Une vie discrète…certains humains devraient parfois en prendre exemple.

  3. Très émouvants ces petits êtres fragiles dans le silence de la nuit.

    Vous nous faites entrer dans leur univers et nos pensées s’égarent vers la faune si belle

    des jardins ,des bois et vers celle que l’homme asservit pour le meilleur et plus souvent

    le pire….

    Merci de partager avec nous votre empathie envers eux par un texte et une oeuvre

    picturale si sensible et de grande qualité,j’oserai dire qu’elle nous invite au recueillement.
    ,

  4. Nos sociétés modernes ont fait disparaître la mort alors que celle ci était présente au quotidien pendant très longtemps, nos campagnes avaient encore un contact avec celle ci (veillées funèbres, cortèges d’enterrement, animaux utilisés pour se nourrir).
    Le fait de cacher la mort ne nous donne pas cependant l’éternité ni une vieillesse sans décrepitude ni souffrance comme on voudrait nous le faire croîre.
    Pour les animaux c’est vrai qu’il est rare de trouver leurs dépouilles, parfois des oiseaux marins en se promenant près des côtes.

  5. Tout est dit, enfin, écrit et remarquablement écrit, dans ton texte. Avant, on “accompagnait” le défunt. Souvent dans sa propre demeure jusqu’à l’enterrement.
    Maintenant, comme la vue de tout ce qui évoque la mort fait peur, le défunt se retrouve souvent seul dans une chambre d’hôpital glacée, sans ame.
    Tu évoques Johnny. Et là c’était sur place, un vrai “accompagnement”, un partage avec tous, ensemble. Mais le questionnement est toujours là…..et le fait d’être très triste, de pleurer, c’est aussi sur notre propre personne que nous pleurons, nos souvenirs, notre jeunesse…..
    Quant aux animaux que tu as traité ici d’une belle façon, on peut ressentir aussi la même détresse, la même tristesse que pour un humain. D’aucuns penseront que c’est de la sensiblerie….mais la sensibilité, l’humanité, c’est ce qui manque justement dans ce nouveau monde. L’introspection aussi.
    Un livre très intéressant qui s’adresse d’ailleurs aux animaux est le dernier livre de Frédéric LENOIR.
    Merci encore une fois d’avoir si bien “analyser” tout cela. A lire tous les commentaires que tu as suscités, cela prouve que le sujet passionne.

  6. …Tu peux lire le livre de Mathieu Ricard “Plaidoyer pour les animaux”. C’est une réflexion intelligente sur la condition animale qui m’a fait réduire fortement ma consommation de viande.
    Mais, comme toi, sans aller jusqu’à ne manger que des légumes. Par contre, si dans ton entourage on rit de ta position et que tu deviennes le sujet de controverse, je n’ai qu’un conseil en forme de boutade : “change d’amis ou de famille” !!!!

  7. …Oui, c’est vrai que la cérémonie de Johnny Halliday contrarie ce que je dis…mais hors la notoriété d’un personnage et l’engouement de ses fans, tu ne vois plus aucun cortège déambuler dans les rues.
    Peut-être encore à la campagne et encore !!!!
    Au pied de mon immeuble, la rue conduit au cimetière qui est à 200 m à vol d’oiseau. Il y a plusieurs années de cela je voyais passer les gens à pied, en cortège, suivant le corbillard.
    Désormais…tout est bien fini. Il reste juste les cortèges de klaxons lors des mariages.

  8. Merci Alain de ton apport commenté.
    Ce que je ne comprends vraiment pas, c’est que les images de violence sont partout et
    dès que tu montres un homme ou une femme nue, que tu parles ouvertement d’amour ou de sexe, tu es censuré, mis à l’index.
    L’indécence est dans les propos violents et mauvais que l’on entend partout, dans les images de sang et de meurtre….
    que tout le monde semble accepter comme une fatalité, quelque chose d’inéluctable.
    Amités. Serge.

  9. Un sujet qui m’ est sensible, depuis tout gamin je suis sensible à la douleur animale, j’ ai même un peu plus grand essayé d’ être végétarien, mais j’ ai assez vite abandonné, trop compliqué pour moi à cette époque, quand tu es invité , tout tourne autour de dtoi , et toujours les même question et aussi les ricanement …Superbe réflexion sur la vie Serge 😉 Amitiés

  10. Bonsoir et merci pour ce texte magnifique, comme toujours; et vos oeuvres, difficile de vous répondre, et moi, perso, comme d’habitude, je dois, encore aller vous lire et vous relire, comme disséquer chaque de vos mots, vous avez des écrits très littéraires, très recherchés. Etre certaine de bien vous comprendre. Après il y a nos vécus, nos sensibilités, nôtre rapport à la mort. Par exemple là, ce soir j’ai beaucoup de difficultés a rester plus que quelques secondes sur le cerf, je n’y puis rien, ne pas me juger, c’est ainsi. Donc, en effet, nos différences, pouvaient vous faire étonner, des questions : pourquoi ce genre ? Merci pour cette excellente réponse, ces explications qui vous sont personnelles. Je ne me verrais pas représenter la mort, même un simple oiseau mort. Ni la photographier …. Je ne comprenais pas …. ou encore, comme les grands, qui ont utilisé des cadavres pour réaliser de grandes oeuvres, là, je peut comprendre la démarche. Pour revenir sur votre excellente réflexion, mais que deviennent ces animaux ? Papa a un “bois” privé, clos, gardé, donc surveillé et entretenu, plusieurs essences de bois, parfois exportées, plusieurs constructions en bois pour entreposer le matériel, dont un châlet qui fait office de petite résidence de week-end, ou pour, des repas entre “chasseurs” mais ce mot chez eux …. les armes, servent rarement, pour ce soir, çà serait une trop longue histoire, nous dirons, que c’est plus de se retrouver autour d’une grande table, bien manger, bien boire, bien rire, le feu dans la cheminée, se raconter, se rencontrer. Ce bois sert aussi pour y faire de belles balades, mais pas à pieds, avec un quad, ou aussi le même genre que les voiturettes électriques au golf. Car il y a des sangliers, des cerfs. Certains sauvés, bébés suite à de vilaines chasses, ont été nourris au biberon, et sont “moitié” sauvages. Mais là, à chaque sortie, à l’arrière du quad, il y a une carabine, en cas de soucis. Donc, pour en revenir à vôtre question, mais là, moi je parle d’un monde tout de même clôturé, même si très grands espaces, nous retrouvons des animaux décédés, petits ou plus grands. Rarement de maladie, car ils ont une nourriture complémentaire. Mais c’est vrai, comme les éléphants, les animaux se cachent pour mourir, ils seront sous couvert, derrière un bosquet, ou en bordure extrême de la fin du terrain, ou dans un endroit où peu des autres animaux viendront. Je ne sais si je vous donne une réponse. merci pour ces excellents partages.

  11. Et oui nous sommes inondés sur les écrans par la mort
    Mais bien souvent c’est les méchants qui décèdent
    Le spectateur se range souvent du coté des gentils,histoire de conscience
    Mais que veux tu ? les méchants ,ou inutiles sont partout mème dans les animaux
    Je ne parle même pas de l’eau,l’air,les arbres,les insectes
    J’aime tes célébrations

  12. Voilà une réflexion qui nous réveille et nous ouvre les yeux mais Johnny vient un peu dire le contraire dans la rapidité des cortèges funèbre avec la cérémonie que la France lui a réservée …..

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.