Les ombres du passé

Un petit village dans les Alpes de Haute Provence. Presque une ruine. Quelques maisons se donnent le coude par solidarité pour ne pas s’effondrer ensemble. 

La place du village avec sa fontaine à l’eau fraîche

La ville la plus proche est à dix kilomètres à travers une petite route de montagne sinueuse. Largement ouverte sur une vallée lumineuse, une modeste place s’orne de deux marronniers et d’une fontaine à l’écoulement aléatoire.Trois vieux sont là. Ils constituent l’âme du village. Ce village, ils en connaissent chaque caillou, chaque courant d’air, chaque craquement. Ils y sont nés !  Depuis près de 85 ans, leurs galoches ont lustré le pas de toutes les portes des maisons. Les visiteurs sont rares ici. Parfois quelques touristes fourvoyés par leur carte IGN ou en mal d’exotisme aterrissent sur la place. C’est un événement. Le village doit compter en tout et pour tout six ou sept résidents permanents. Pas facile de croiser les conversations.

Albert et son frère Pierre, célibataires, ainsi que Roger veuf depuis peu.

Albert est le plus jeune des trois petits vieux, le plus facétieux aussi.

Alors, les vieux se réunissent sur le seul banc exposé au soleil et soignent tout autant leur mélancolie que leurs rhumatismes. On fait remonter les souvenirs des entrailles du passé. On parle du temps d’avant, du temps ou les moutons envahissaient le village. Du temps ou près de 150 personnes vivaient là. On parle de son mal, aujourd’hui plus supportable que la veille, de l’avenir qui va aller forcément beaucoup moins bien. En un mot, on soigne sa misère en faisant passer le temps bon an, mal an. Car de la misère il y en a. Celle de la solitude, pour ceux qui n’ont pas pu trouver de compagne acceptant de vivre “là-haut”. De la tristesse, de celui qui perd brutalement son épouse – laquelle savait prendre sa part de travail comme un homme – et ne peut plus par invalidité assumer sa propre existence. De la douleur physique pour une hanche qui coince, une jambe qui ne tourne plus rond et oblige à se déplacer de guingois.

Albert dans sa grange cherche le grain pour ses lapins.

Quelques moutons survivants du troupeau d’antan hantent une vielle bergerie.

Avec des petites retraites de 400€ par mois, ils ne se plaignent pas. Ceux qui ne possèdent rien, n’ont plus grand chose à dépenser. On se concentre sur le strict nécessaire et se nourrir fait partie des nécessités quotidiennes. Bien sûr me direz vous, il y a bien quelques lapins dans la grange qui seront vendus à un ami ou à une connaissance, quelques légumes goûteux au jardin, mais tout celà se paie de beaucoup d’efforts. La télévision constitue la seule fenêtre encore ouverte sur le monde. On chasse un peu, à l’affût, car se déplacer dans les ravines, grimper, descendre, courrir après la bête n’est plus trop possible. Lorsque les ombres s’allongent et avant que la faîcheur ne transperce les vénérables tricots de laine, les vieux, sans se promettre un hypothétique lendemain, se lèvent en s’aidant de leurs mains sèches et tremblantes. Dans la cuisine, unique pièce à vivre, le poêle à bois ronfle et crépite. L’éclair bleu de la télévision s’entrelace avec la lueur chaleureuse d’une antique ampoule électrique. Dans le silence de la nuit provençale, comme en écho aux paroles des trois vieux, les ombres du passé se manifestent, nostalgiques squelettes rescapés d’outre tombe.

Quand les lumières dansent ensemble.

Les résurgences du passé jouent au théâtre des ombres.